CHAPITRE 1
Les lumières flamboyaient à toutes les fenêtres et ouvertures du Château Asturias ; ce soir-là, le Roi Ardrin d’Asturias donnait une grande fête, car il fiançait sa fille Carlina à son neveu et fils adoptif, Bard di Asturien, fils de son frère Dom Rafaël des Grands Marais. La plupart des nobles d’Asturias et des royaumes voisins étaient venus en l’honneur de la cérémonie et de la fille du roi, et la cour scintillait de leur luxe ; chevaux et montures qu’on menait à l’étable, nobles richement vêtus, roturiers se pressant aux grilles pour apercevoir ce qu’ils pouvaient et acceptant les mets, le vin et les friandises que les cuisines envoyaient à tous les assistants, serviteurs courant de toutes parts pour s’acquitter de leurs tâches, réelles ou inventées.
En haut, dans les appartements cloîtrés des femmes, Carlina di Asturien regardait avec répugnance les voiles brodés, et la robe de velours bleu ornée de perles de Temora, qu’elle porterait pour la cérémonie. Elle avait quatorze ans ; c’était une pâle et mince jeune fille, aux longues tresses noires enroulées sur les oreilles, et aux grands yeux gris, seul trait remarquable dans un visage trop mince et pensif pour être beau. Elle avait les yeux rouges ; elle avait longtemps pleuré.
— Allons, allons, viens, la pressa sa nurse Ysabet. Il ne faut pas pleurer comme ça, chiya. Regarde ta belle robe ; plus jamais tu n’en auras une aussi belle. Et Bard est si beau et si brave ; pense seulement que ton père l’a nommé porte-drapeau pour sa bravoure à la bataille de Snow Glen. Et, après tout, ma chère enfant, ce n’est pas comme si tu épousais un étranger ; Bard est ton frère adoptif, élevé avec toi dans la maison du roi depuis ses dix ans. Tu jouais avec lui quand vous étiez petits, et je croyais que tu l’aimais !
— Et je l’aime – en frère, murmura Carlina. Mais l’épouser – non, nounou, je n’en ai pas envie. Je ne veux pas me marier du tout…
— Ah, qu’est-ce que cette folie ? dit la nurse, mécontente, prenant la robe brodée de perles pour aider son bébé à l’enfiler.
Carlina se laissa faire, comme une poupée qu’on habille, sachant que toute résistance serait vaine.
— Pourquoi donc ne veux-tu pas épouser Bard ? Il est beau et brave : combien de jeunes gens se sont distingués avant d’atteindre leurs seize ans ? demanda Ysabet. Un jour, sans aucun doute, il sera général de toutes les armées de ton père ! Ta répugnance ne vient pas de ce qu’il est nedesto, au moins ? Le pauvre petit n’a pas choisi de naître d’une maîtresse de son père au lieu de sa femme légitime !
Carlina eut un petit sourire en l’entendant qualifier Bard de « pauvre petit ». Sa nourrice lui pinça la joue et dit :
— Voilà comme tu dois aller à tes fiançailles, avec le sourire ! Laisse-moi le lacer comme il faut.
Elle tira sur les lacets, puis arrangea les rubans.
— Assieds-toi là, ma jolie, pour que je te mette tes sandales. Regarde comme elles sont belles ; ta mère les a fait faire assorties à ta robe, en cuir bleu orné de perles Comme tu es jolie, Carlie, jolie comme une fleur bleue ! Je vais te mettre ces rubans dans les cheveux. Ce soir il n’y aura pas de plus jolie fiancée dans tous les neuf royaumes ! Et Bard est assez beau pour être digne de toi, aussi blond que tu es brune…
— Quel dommage qu’il ne puisse pas t’épouser, nounou, dit Carlina avec ironie, puisque tu l’aimes tellement.
— Ah, il ne voudrait pas de moi, vieille et ridée comme je suis, dit Ysabet, contrariée. Un jeune et beau guerrier comme Bard doit avoir une jeune et belle fiancée, et ainsi l’a ordonné ton père… Je n’arrive pas à comprendre pourquoi on ne célèbre pas le mariage dès ce soir, suivi de la nuit de noces !
— Parce que, dit Carlina, j’ai supplié ma mère qui a parlé à mon seigneur et père, et il a consenti à ne célébrer le mariage que lorsque j’aurai quinze ans révolus. Le mariage aura donc lieu dans un an, à la fête du solstice d’été.
— Comment peux-tu supporter cette attente ? Evanda te bénisse, mon enfant, mais si j’avais un jeune amoureux aussi beau que Bard, je ne pourrais pas attendre si longtemps…
Elle vit Carlina se crisper, et reprit d’un ton plus doux :
— As-tu peur du lit conjugal, mon enfant ? Aucune femme n’y est jamais morte, et je ne doute pas que tu le trouves agréable ; mais ce sera moins effrayant pour toi la première fois puisque ton mari est ton frère adoptif et que tu as joué avec lui quand vous étiez enfants.
Carlina secoua la tête.
— Non, ce n’est pas ça, nounou, quoique, comme je te l’ai dit, je ne sois pas portée vers le mariage ; j’aimerais mieux consacrer ma vie à la chasteté et aux bonnes œuvres, parmi les prêtresses d’Avarra.
— Le ciel nous protège ! s’écria Ysabet, choquée. Ton père ne le permettrait jamais !
— Je le sais, nounou. La Déesse m’est témoin que je l’ai supplié de m’épargner ce mariage, mais il m’a rappelé que j’étais une princesse et que c’était mon devoir de me marier, pour apporter de solides alliances à son royaume. Comme ma sœur Amalie qui est déjà mariée au Roi Lorill de Scathfell. Au-delà de la Kadarin, la pauvre, seule dans ces montagnes du Nord, et comme ma sœur Marilla mariée dans le Sud à Dalereuth…
— Es-tu furieuse parce qu’elles ont épousé des rois et des princes, et qu’on te donne seulement au bâtard du frère de ton père ?
Carlina secoua la tête.
— Non, dit-elle avec impatience. Je sais ce que père a en tête. Il veut s’attacher Bard par un lien très puissant, pour qu’il devienne son champion et protecteur. Il n’a pas eu une pensée pour moi ni pour Bard ; c’est une simple manœuvre pour protéger le trône et le royaume !
— Eh bien, dit la nourrice, beaucoup de mariages sont conclus pour des raisons moins valables.
— Mais ce n’était pas nécessaire, dit Carlina d’un ton impatienté. Bard se serait contenté de n’importe quelle femme, et mon père aurait pu lui trouver une aristocrate qui aurait satisfait ses ambitions ! Pourquoi devrais-je passer ma vie avec un homme qui ne se soucie pas de la femme qu’il épouse, que ce soit moi ou une autre, pourvu qu’elle soit assez bien née pour satisfaire son ambition, et qu’elle ait un joli visage et un corps consentant ! Avarra ait pitié de moi, crois-tu que je ne sais pas que toutes les servantes du château ont partagé son lit ? Elles s’en vantent toutes après coup !
— Quant à ça, dit Ysabet, il n’est ni meilleur ni pire que tes frères et tes frères adoptifs. Tu ne peux pas reprocher à un jeune homme de courir les jupons et, au moins, tu sais par leurs vantardises qu’il n’est ni un impuissant ni un amoureux des hommes ! Quand vous serez mariés, tu devras simplement l’occuper dans ton lit pour l’empêcher d’aller dans un autre !
Carlina eut un mouvement de contrariété devant une telle vulgarité.
— C’est de bon cœur que je leur laisserai et Bard et son lit, répondit-elle, et je ne leur disputerai pas la place. Mais j’ai entendu pis ; il paraît qu’il n’accepte pas un refus ; que si une fille lui répond « non » ou qu’il a des raisons de penser qu’elle le rejettera, sa fierté est si grande qu’il lui lance un charme, de sorte qu’elle va dans son lit, dépourvue de volonté, sans pouvoir résister…
— Il paraît que certains hommes ont ce laran, dit Ysabet avec un grand sourire. C’est bien utile, même si le jeune homme est beau et vigoureux ; mais je n’ai jamais beaucoup cru à ces histoires de charmes. Quelle jeune femme a besoin d’être ensorcelée pour entrer dans le lit d’un jeune homme ? Ces vieilles histoires ne sont pour elles que des excuses, si elles se retrouvent hors saison avec le gros ventre…
— Non, nounou, dit Carlina. Je connais au moins un cas où c’est vrai, car ma propre servante Lisarda, qui est une fille sérieuse, m’a dit qu’elle n’avait pas pu s’empêcher…
Ysabet dit avec un rire grossier :
— Toutes les catins disent après coup qu’elles n’ont pas pu se retenir !
— Non, l’interrompit Carlina avec colère. Lisarda n’a pas encore douze ans, sa mère est morte. Elle savait à peine ce qu’il voulait d’elle, sinon qu’elle n’avait pas le choix, et qu’elle devait faire ce qu’il voulait. Pauvre enfant, elle venait juste d’être formée, elle a pleuré dans mes bras, ensuite, et j’ai eu du mal à lui expliquer pourquoi un homme pouvait désirer prendre une femme de cette façon…
Ysabet fronça les sourcils et dit :
— Je me demandais ce qui était arrivé à Lisarda…
— Comment pardonner à Bard d’avoir agi ainsi avec une fille qui ne lui avait jamais rien fait ! s’écria Carlina, toujours en colère.
— Enfin, dit la nourrice en soupirant, les hommes font ces choses de temps en temps, et les femmes doivent les accepter.
— Je ne vois pas pourquoi !
— Ainsi va le monde, dit Ysabet.
Puis elle sursauta en consultant la pendule.
— Viens, Carlina, ma chérie, il ne faut pas être en retard à tes propres fiançailles !
Carlina se leva, avec un soupir résigné, juste comme sa mère, la Reine Ariel, entrait dans la chambre.
— Es-tu prête, ma fille ?
La reine inspecta la jeune fille de la tête aux pieds, de ses tresses enroulées sur les oreilles à ses fines sandales bleues brodées de perles.
— Il n’y aura pas de plus jolie fiancée, au moins dans les Cent Royaumes. Beau travail, Ysabet.
Ysabet remercia d’une révérence.
— Il ne te manque qu’un nuage de poudre, Carlina ; tu as les yeux rouges, dit la reine. Donne-moi la houppette, Ysabet. Carlina, tu as pleuré ?
Carlina baissa la tête sans répondre. Sa mère dit, fermement :
— Il est malséant de verser ainsi des larmes, et d’ailleurs il s’agit seulement de tes fiançailles !
De sa propre main, elle poudra légèrement les paupières de sa fille.
— Là ; maintenant, une ombre de crayon sur les sourcils… dit-elle, montrant à Ysabet l’endroit où il fallait rectifier le maquillage. Ravissante. Viens, ma chérie, toutes mes femmes attendent…
Carlina parut dans ses beaux atours, provoquant un concert de cris admiratifs. Ariel, reine d’Asturias, entourée de ses femmes, tendit la main à Carlina.
— Ce soir, tu t’assiéras parmi mes femmes et, quand ton père t’appellera, tu iras rejoindre Bard devant le trône, commença-t-elle.
Carlina regarda le visage serein de sa mère, et eut envie d’en appeler à elle une dernière fois. Elle savait que sa mère n’aimait pas Bard – quoique pour de mauvaises raisons ; son statut de bâtard lui déplaisait. Elle n’avait jamais approuvé qu’il fût le frère adoptif de Carlina et Beltran. Ce n’était pas sa mère qui avait conclu ce mariage, mais son père. Et elle savait que le Roi Ardrin n’avait pas l’habitude de régler sa conduite sur ce que ses femmes désiraient. Sa mère lui avait arraché cette unique concession de ne pas être mariée avant ses quinze ans révolus.
Quand ils viendront me passer les bracelets, je hurlerai et refuserai de parler. Je crierai « Non » quand on me demandera si je consens, je m’enfuirai en courant de la salle…
Mais, au fond de son cœur, Carlina savait qu’elle n’aurait pas cette conduite scandaleuse, mais supporterait la cérémonie avec tout le décorum convenant à une princesse d’Asturias.
Bard est soldat, pensa-t-elle avec désespoir, peut-être sera-t-il tué au combat avant le mariage ; puis elle eut des remords, car, à une époque, elle aimait son camarade de jeux et frère adoptif. Elle modifia vivement sa pensée : peut-être trouvera-t-il une autre femme qu’il voudra épouser, peut-être mon père changera-t-il d’idée…
Miséricordieuse Avarra, Grande Mère, aie pitié de moi, épargne-moi ce mariage…
Furieuse, désespérée, elle battit des paupières pour refouler les larmes qui lui montaient aux yeux. Sa mère serait mécontente si elle se déshonorait ainsi.
Dans une chambre basse du château, Bard di Asturien, fils adoptif et porte-drapeau du roi, s’habillait pour ses fiançailles, aidé par ses deux camarades et frères adoptifs : Beltran, fils du roi, et Geremy Hastur, qui, comme Bard, avait été mis en tutelle dans la maison du roi, et était un jeune fils du Seigneur de Carcosa.
Les trois jeunes gens étaient très différents. Grand et carré, Bard avait déjà sa taille d’adulte ; il avait d’épais cheveux blonds nattés en tresse de guerrier derrière la tête, et les bras et les muscles puissants d’un soldat et d’un cavalier ; il dominait les deux autres comme un jeune géant. Le Prince Beltran était grand, lui aussi, mais moins que Bard ; il était mince et juvénile, osseux malgré les rondeurs de l’enfance, et les premiers poils de sa barbe ombraient ses joues d’un léger duvet. Ses cheveux étaient courts et bouclés, mais aussi blonds que ceux de Bard.
Geremy Hastur était plus petit que les deux autres, avec des cheveux roux et un visage mince aux yeux gris dotés de la vivacité de ceux d’un faucon ou d’un furet. Il était vêtu d’un simple habit noir, tenue d’érudit et non de guerrier, et ses manières étaient calmes et discrètes.
Il regarda Bard en riant et dit :
— Il va falloir t’asseoir, mon frère, car ni Beltran ni moi ne sommes assez grands pour tresser ce cordon rouge dans tes cheveux ! Et tu ne peux pas aller à une telle cérémonie sans l’avoir !
— Non, en effet, dit Beltran, faisant asseoir Bard. Tiens, Geremy, fais-le, tu es plus habile de tes mains que moi ou Bard. Je me rappelle, l’automne dernier, quand tu as recousu la blessure de ce garde…
Bard gloussa en baissant la tête pour que ses jeunes amis puissent tresser dans ses cheveux le cordon rouge signifiant qu’il était un guerrier valeureux décoré pour sa bravoure.
— J’ai toujours pensé que toi et tes mains étiez aussi doux que Carlina, dit-il. Pourtant, quand je t’ai vu recoudre cette blessure, j’ai compris que tu avais plus de courage que moi, car je n’aurais jamais pu le faire. Quel dommage qu’il n’y ait pas de cordon rouge pour toi !
Geremy dit d’une voix étouffée :
— Alors, il faudrait donner un cordon rouge à toutes les femmes qui ont enfanté, et à tous les messagers qui se glissent sans être vus derrière les lignes ennemies. Le courage prend bien des formes. Je peux me passer de la tresse et du cordon rouge du guerrier, je crois.
— Un jour peut-être, dit Beltran, quand je gouvernerai ce pays – puisse mon père régner longtemps ! –, je récompenserai d’autres formes de courage que celles déployées sur le champ de bataille. Qu’en penses-tu, Bard ? Tu seras mon champion, si nous vivons jusque-là.
Il fronça soudain les sourcils en regardant Geremy et dit :
— Qu’est-ce que tu as, mon ami ?
Geremy Hastur secoua sa tête rousse et dit :
— Je ne sais pas – un frisson soudain ; peut-être, comme disent les montagnards, une bête sauvage qui a pissé à l’endroit de ma future tombe.
Il finit de tresser le cordon rouge dans la natte de Bard, puis lui tendit son épée et sa dague et l’aida à les ceindre.
— Je suis un soldat, dit Bard ; je connais très peu les autres formes de courage.
Il revêtit sa cape brodée de cérémonie, rouge vif, assortie au rouge de son cordon.
— Il me faut plus de courage pour affronter les mômeries de ce soir, je vous assure ; je préfère me trouver devant l’ennemi, l’épée à la main !
— Qui parle d’ennemis, mon frère ? demanda Beltran, inspectant son ami. Tu n’as certainement aucun ennemi dans la maison de mon père ! Combien de garçons de ton âge se sont-ils vu accorder le cordon de guerrier et ont été faits porte-drapeau sur le champ de bataille, avant leurs seize ans révolus ? Et quand tu as tué Dom Ruyven de Serrais et son écuyer, sauvant deux fois la vie du roi à Snow Glen…
Bard secoua la tête.
— Dame Ariel ne m’aime pas. Elle romprait ce mariage si elle le pouvait. Et elle est furieuse parce que c’est moi, et pas toi, qui me suis couvert de gloire sur le champ de bataille.
Beltran secoua la tête.
— C’est peut-être simplement une réaction de mère, hasarda-t-il. Il ne lui suffit pas que je sois prince et héritier du trône, elle voudrait aussi que je sois un guerrier célèbre. Ou peut-être, poursuivit-il, essayant de tourner la chose à la plaisanterie, mais avec une amertume sous-jacente que perçut Bard, craint-elle que ton courage et ta renommée ne donnent à mon père meilleure opinion de toi que de son fils.
— Pourtant, Beltran, tu as suivi le même enseignement que moi ; toi aussi, tu aurais pu gagner la décoration du guerrier. Ce sont les hasards de la guerre, je suppose, ou la chance sur le champ de bataille, dit Bard.
— Non, dit Beltran. Je ne suis pas un guerrier-né, et je n’ai pas tes dons. Je ne peux que m’acquitter honorablement de ma tâche et sauver ma peau en tuant quiconque la menace.
Bard éclata de rire et dit :
— Eh bien, crois-moi, Beltran, je ne fais pas autre chose.
Mais Beltran secoua sombrement la tête.
— Certains sont des guerriers-nés, et d’autres des guerriers fabriqués ; moi, je ne suis ni l’un ni l’autre.
Geremy intervint, essayant d’alléger l’atmosphère.
— Mais tu n’as que faire d’être un grand guerrier, Beltran ; tu dois te préparer à gouverner un jour l’Asturias, et alors tu auras autant de guerriers que tu le voudras, et peu importera que tu ignores par quel bout on attrape une épée ! C’est toi qui commanderas tous tes guerriers, et aussi tous tes sorciers… Accepteras-tu alors que je te serve en qualité de laranzu ?
Il s’était servi du vieux mot signifiant sorcier ou magicien, et Beltran sourit en lui serrant amicalement l’épaule.
— Ainsi, j’aurai un sorcier et un guerrier pour frères adoptifs, et nous gouvernerons l’Asturias tous les trois, luttant ensemble contre ses ennemis, par l’épée et la sorcellerie ! Mais si les dieux nous sont miséricordieux, que ce jour soit long à venir. Geremy, envoie ton page dans la cour pour voir si le père de Bard est venu assister aux fiançailles de son fils.
Geremy allait faire signe au jeune homme qui attendait leurs ordres, mais Bard secoua la tête.
— Épargne-lui cette corvée, dit-il, serrant les dents. Il ne viendra pas, et il est inutile de faire semblant de l’attendre.
— Pas même pour te voir épouser la propre fille du roi ?
— Il viendra peut-être pour le mariage, si le roi lui signifie que son absence l’offenserait, dit Bard, mais pas pour de simples fiançailles.
— Mais les fiançailles sont un véritable engagement, dit Beltran. Dès que les bracelets seront refermés, tu seras le mari légitime de Carlina, et elle ne pourra pas épouser un autre homme tant que tu vivras ! C’est seulement parce que ma mère la trouve trop jeune pour le lit conjugal qu’elle a fait retarder d’un an la cérémonie. Mais Carlina est ta femme ; et toi, Bard, tu es mon frère.
Il avait dit cela avec un grand sourire, et Bard, malgré son impassibilité apparente, en fut touché. Il répondit :
— C’est sans doute la meilleure part du marché.
— Je suis quand même étonné que Dom Rafaël ne vienne pas pour tes fiançailles, dit Geremy. On lui a sûrement fait savoir que tu as été décoré pour bravoure sur le champ de bataille, et nommé porte-drapeau du roi, que tu as tué Dom Ruyven et son écuyer du même coup d’épée – si j’en avais fait autant, mon père serait fou de joie et de fierté !
— Oh, je ne doute pas que mon père soit fier de moi, dit Bard, le visage empreint d’une profonde amertume, étrange chez un si jeune homme. Mais en toutes choses il écoute Dame Jerana, sa femme légitime ; elle n’a jamais oublié qu’il a abandonné son lit après ses douze ans de stérilité ; et elle n’a jamais pardonné à ma mère de lui avoir donné un fils. De plus, elle était furieuse que mon père m’élève dans sa propre maison et me fasse instruire en l’usage des armes et des manières de la cour, au lieu de me mettre en nourrice, puis en tutelle pour apprendre à labourer ou cultiver les champignons !
— Elle aurait pourtant dû être contente que quelqu’un donne à son mari le fils qu’elle ne pouvait pas enfanter, dit Beltran.
Bard haussa les épaules.
— Ce n’est pas dans le caractère de Dame Jerana ! Au contraire, elle s’est entourée de leronis et de sorcières – la moitié de ses dames d’honneur sont rousses et magiciennes entraînées – jusqu’à ce que l’une lui donne un charme quelconque pour guérir sa stérilité. Alors, elle a mis au monde mon petit frère Alaric. Et après, comme mon père ne pouvait rien lui refuser depuis qu’elle lui avait donné un fils et héritier, elle s’est mise en devoir de se débarrasser de moi. Oh, Jerana me manifestait toute la bonté possible, jusqu’à la naissance de son fils ; elle feignait d’être une vraie mère pour moi, mais je voyais le coup qu’elle retenait derrière chacun de ses baisers ! Je crois qu’elle avait peur que je ne fasse ombrage à son fils, parce qu’Alaric était petit et maladif, tandis que je suis fort et en bonne santé, et elle me haïssait d’autant plus qu’Alaric m’aimait.
— J’aurais cru, dit Beltran, qu’elle serait contente que son fils ait un frère fort pour le protéger et le chérir…
— J’aime mon frère, dit Bard. Il y a des moments où je pense que personne d’autre au monde ne se soucie que je vive ou meure : depuis l’instant où il a été assez grand pour distinguer un visage d’un autre, Alaric m’a souri et tendu ses petits bras pour que je le porte sur mes épaules et que je le fasse monter sur mon cheval. Mais, pour Jerana, il était inconvenant qu’un demi-frère bâtard soit le compagnon de jeux et l’écuyer choisi de son petit prince ; elle voulait des princes et des fils d’aristocrates pour compagnons de son fils ! Et, un jour qu’il était malade, je l’ai mise en fureur en me glissant sans permission dans sa précieuse nurserie. Un enfant de quatre ans ! Et elle était furieuse parce que son frère pouvait l’endormir en chantant, alors que ses berceuses à elle ne l’endormaient pas.
Il avait le visage dur et amer, refermé sur ses souvenirs.
— Après cela, elle n’a pas laissé mon père en paix un instant jusqu’à ce qu’il m’éloigne. Et au lieu de lui ordonner de se taire et de gouverner sa maison, comme tout homme doit le faire, il a choisi la paix au lit et au foyer en m’éloignant de ma maison et de mon frère !
Geremy et Beltran gardèrent quelques instants le silence devant tant d’amertume. Puis Geremy lui tapota le bras, et dit avec tendresse et embarras :
— Eh bien, tu as deux frères à tes côtés ce soir, Bard, et tu n’auras bientôt que des parents ici.
Bard eut un sourire morne, plein de rancune.
— La Reine Ariel ne m’aime pas plus que ma belle-mère. Je suis sûr qu’elle trouvera le moyen de dresser Carlina contre moi, et peut-être aussi contre vous deux. Je ne blâme pas mon père, sauf pour avoir écouté une femme ; que Zandru me torde le pied si j’écoute jamais ce qu’une femme a à dire !
Beltran éclata de rire :
— On ne dirait pas que tu détestes les femmes, Bard… à en croire les servantes : le jour où tu entreras dans le lit de Carlina, on pleurera dans tout le royaume d’Asturias !
— Oh, quant à ça, dit Bard, faisant un effort délibéré pour s’accorder à l’humeur joyeuse de ses amis, je n’écoute les femmes que dans un seul lieu, et je n’ai pas besoin de vous dire lequel…
— Et pourtant, dit Beltran, quand vous étiez petits, je me rappelle que tu écoutais toujours Carlina ; tu montais dans un arbre où nul autre ne se serait hasardé, pour lui récupérer son chaton, et quand je me querellais avec elle, j’ai bien vite appris à céder, sinon tu m’aurais battu, car tu prenais toujours son parti !
— Oh – Carlina, dit Bard, son amertume faisant place au sourire. Carlina n’est pas comme les autres femmes ; et je ne la mets pas dans le même sac que toutes les autres catins et traînées de cette maison ! Quand nous serons mariés, crois-moi, je n’aurai plus d’yeux pour aucune autre. Je t’assure qu’elle n’aura pas besoin comme Dame Jerana de s’entourer de charmes pour me garder fidèle. Depuis mon arrivée ici, elle a toujours été bonne pour moi…
— Nous aurions tous été bons pour toi, protesta Beltran, mais tu ne voulais parler à personne et menaçais de te battre avec nous…
— Carlina, en tout cas, m’a fait sentir que, pour une fois, quelqu’un se souciait peut-être que je vive ou meure, dit Bard, et je n’avais pas envie de me battre avec elle. Maintenant, votre père a choisi de me la donner – ce que je n’aurais jamais espéré vu que je suis né bâtard. Dame Jerana m’a éloigné de ma maison, de mon père et de mon frère, mais j’ai peut-être retrouvé un foyer ici.
— Même avec Carlina pour épouse ? dit Beltran d’un ton moqueur. Elle n’est pas du genre que je choisirais pour femme : maigrichonne, brune, ordinaire – j’aimerais autant coucher avec l’un de ces épouvantails qu’on plante dans les champs pour faire peur aux corbeaux !
Bard répondit avec entrain :
— Il ne faut pas demander à un frère d’être conscient de la beauté de sa sœur, et ce n’est pas pour sa beauté que je la désire.
Geremy Hastur, qui avait les cheveux roux et le laran des Hastur de Carcosa, qui lui permettait de lire les pensées sans même l’aide de la pierre-étoile qu’utilisaient les leronis et les sorcières, sentit les pensées de Bard tandis qu’ils se dirigeaient vers le Grand Hall pour la cérémonie des fiançailles.
Ce ne sont pas les femmes qui manquent pour coucher, pensait Bard. Mais, avec Carlina, c’est différent. C’est la fille du roi ; en l’épousant, je cesse d’être un bâtard et un zéro, et je deviens le champion et le porte-drapeau du roi ; j’aurai un foyer, une famille, des frères, et un jour des enfants… je serai reconnaissant toute ma vie à une femme qui m’apporte tout cela ; je jure qu’elle n’aura jamais lieu de reprocher à son père de l’avoir donnée au bâtard de son frère…
C’est sûrement une raison assez bonne pour un mariage, pensa Geremy. Peut-être ne désire-t-il pas Carlina pour elle-même, mais comme symbole de ce qu’elle peut lui apporter. Pourtant bien des mariages sont célébrés tous les jours dans le royaume pour des raisons moins valables. Et s’il est bon envers Carlina, elle sera sûrement satisfaite de cette union.
Pourtant, il était inquiet, car il savait que Carlina avait peur de Bard. Il était présent quand le Roi Ardrin avait parlé de ce mariage à sa fille : il avait entendu le cri de Carlina, choquée, il l’avait vue pleurer.
Enfin, il n’y avait rien à faire ; le roi suivrait son idée, et après tout il était juste qu’il récompensât son porte-drapeau, qui, bien que bâtard, était aussi son neveu, par des honneurs et un riche mariage au sein de sa famille ; cela attacherait solidement Bard au trône du Roi Ardrin, dont il deviendrait le champion. C’était peut-être dommage pour Carlina, mais toutes les filles devaient se marier tôt ou tard, et elle aurait pu tomber sur un vieux libertin, sur un guerrier blanchi sous le harnais, ou même sur un bandit barbare de quelque petit royaume d’au-delà de la Kadarin, si son père avait jugé utile de conclure une alliance avec lui. Au contraire, il la donnait à un parent proche, qui était son frère adoptif et son ancien compagnon de jeux et qui avait toujours été son champion dans son enfance. Carlina ne tarderait pas à accepter la situation.
Mais son regard perçant repéra immédiatement les yeux rouges sous la poudre et le maquillage. Il leva la tête et considéra Carlina avec compassion, souhaitant qu’elle pût connaître Bard comme il le connaissait. Si elle comprenait son fiancé, peut-être serait-il moins amer, moins renfermé, et se sentirait-il moins réprouvé. Geremy soupira, pensant à son propre exil.
Car Jeremy Hastur, lui aussi, n’était pas venu volontairement à la cour du Roi Ardrin. Il était le plus jeune fils du Roi Istvan de Carcosa ; et on l’avait mis en tutelle chez le Roi Ardrin, mi-otage, mi-diplomate, en gage de relations amicales entre les maisons royales d’Asturias et d’Hastur de Carcosa. Il eût souhaité devenir le conseiller, sorcier, laranzu de son père – il avait toujours su qu’il n’avait pas une nature de guerrier –, mais celui-ci l’avait envoyé ici en otage, comme il se serait débarrassé d’une fille en la mariant au loin. Au moins, pensa Geremy, Carlina n’aura pas à quitter son foyer après le mariage !
La cour se leva à l’entrée du Roi Ardrin. Bard, debout près de Beltran, écoutant les annonces des hérauts, se surprit à scruter la foule pour voir si son père était venu au dernier moment, pour lui faire la surprise, puis, déçu, regarda droit devant lui, l’air coléreux. Que lui importait ? Le Roi Ardrin l’estimait plus que son propre père, il l’avait décoré sur le champ de bataille, lui avait donné des terres, le cordon rouge de guerrier, et la main de sa plus jeune fille. Pourquoi donc se soucier de son père, resté chez lui pour écouter le poison que cette vieille peau de Jerana distillait à ses oreilles ?
Mais je voudrais que mon frère soit là. Je voudrais qu’Alaric sache que je suis le champion et le gendre du roi… Il doit avoir sept ans, maintenant…
Au moment fixé, il s’avança, discrètement poussé par Beltran et Geremy. Carlina était debout à la droite du trône. Les oreilles de Bard sifflaient, au point qu’il entendit à peine les paroles du roi.
— Bard mac Fianna, dit Asturien, que j’ai nommé mon porte-drapeau, dit Ardrin d’Asturias, nous vous avons convoqué ce soir pour être fiancé à ma plus jeune fille, Dame Carlina. Bard, acceptez-vous d’entrer dans ma maison ?
Bard répondit d’une voix ferme, ce qui l’étonna car il tremblait intérieurement. Comme dans la bataille, se dit-il, où quelque chose vous raffermit toujours lorsqu’il le faut.
— Mon seigneur et mon roi, j’accepte.
— Alors, dit Ardrin, prenant d’un côté la main de Bard, et de l’autre celle de Carlina, unissez vos mains devant cette assemblée et échangez vos serments.
Bard serra dans la sienne la main de Carlina, très douce, glacée, aux doigts si minces et fuselés qu’ils lui parurent dépourvus de squelette ; la jeune fille ne le regarda pas.
— Carlina, dit Ardrin, consentez-vous à prendre cet homme pour époux ?
Elle murmura quelque chose que Bard ne comprit pas. Il supposa que c’était la formule de consentement. Au moins, elle n’avait pas refusé.
Il se pencha, et, comme l’exigeait le rituel, baisa ses lèvres tremblantes. Car elle tremblait ! Enfer et damnation ! Avait-elle peur de lui ? Il respira l’odeur florale de ses cheveux et de quelque cosmétique dont on avait maquillé son visage. Quand il se redressa, un coin du col de Carlina, raide de broderies, lui gratta un peu la joue. En bien, pensa-t-il, il connaissait bien les femmes ; bientôt elle perdrait ses craintes dans ses bras, comme les autres, même si pour le moment elle ressemblait à une poupée endimanchée. La pensée d’avoir Carlina dans son lit lui donna le vertige. Carlina. Sienne à jamais, sa princesse et sa femme. Personne, alors, ne pourrait plus le traiter de bâtard ou de réprouvé. Carlina, son foyer, sa bien-aimée… son bien. Sa gorge se serra en prononçant les paroles rituelles.